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L’Europe après l’Europe : l’autre Europe en attente

The surrealist map of the world (1929)
La carte du monde surréaliste (1929)

Par Niccolo Milanese
Traduit par Audrey Ubertino

 
Ce texte a initialement été publié sur Opendemocracy.net dans le cadre de leur série « L’Europe peut-elle s’en sortir ? ».
 
Lorsque nous parlons de « questions européennes », nous avons tendance à parler presque exclusivement en ce que nous pourrions appeler des termes « verticaux », comme si la « question » de l’Europe ne concernait que les institutions officielles (le Parlement, la Commission…), les accords entre les Etats-membres, ou même la relation entre les citoyens et les institutions. Cette tendance est particulièrement forte au Royaume-Uni où la « question européenne » est en effet réduite à un simple « oui ou non » à l’Union européenne. Mais elle est présente dans tous les pays européens et est en partie la conséquence inévitable du fait que l’Union européenne est très jeune et en perpétuelle construction. Nous pourrions également dire que c’est la conséquence, d’une certaine manière, de l’idée que l’Europe elle-même est capturée par l’Union européenne et ses institutions sous leur forme actuelle.
 
Aussi importantes que sont les questions « verticales » sur l’Europe, il existe également un ensemble de questions sans doute plus importantes qui pourraient être appelées « horizontales » : comment les Européens se comprennent-ils entre eux, en tant qu’individus et en tant que groupes ? Comment se traitent-ils entre eux ? Comment expriment-ils la solidarité ou le conflit ? Comment agissent-ils ensemble ? Se re-concentrer sur ces questions me paraît être une part importante de la construction d’une Europe par le bas, ou une tentative de « refondation ».
 
Nous savons que les institutions officielles et les dirigeants élus ont une très grande influence dans la détermination de la façon dont les gens communiquent entre eux : si les dirigeants du nord propagent l’idée que les habitants du sud de l’Europe sont inefficaces et paresseux, par exemple, ou qu’une faute « morale » a été commise dans le sud qui nécessite d’être « sanctionnée » par l’austérité, et si, en effet, les politiques de l’Union européenne deviennent basées sur ce type de postulats, alors il est évidemment plus probable que les personnes dans le nord de l’Europe vont avoir cette image des personnes dans le sud, et que les rapports sociaux vont changer dans ce sens. Mais les attitudes et les comportements des gens ne sont heureusement pas totalement déterminés par les dirigeants ou les institutions, et les changements de comportement de la population entraînés par les politiques publiques ne sont pas unidirectionnels.
 
Sans parler de désobéissance civile, il existe des formes alternatives d’organisation sociale qui peuvent être promues et qui résistent efficacement à la fois à la « logique » du marché et àcelle des institutions. Plusieurs exemples récents sont bien connus, des supermarchés du peuple aux bitcoins et aux théâtres occupés. Dans le cadre de la crise économique, un certain nombre de ces initiatives les plus discutées sont tout naturellement concentrées sur des économies alternatives. Nous ne possédons pas encore beaucoup d’exemples de telles initiatives à l’échelle européenne ou qui se concentrent sur l’Europe, même si elles ont vu le jour, particulièrement en ce qui concerne la solidarité avec les populations immigrées. De telles initiatives devraient sans aucun doute assumer une lourde tâche : elles mettraient  au défi non seulement l’opinion dominante, mais également  les logiques institutionnelles aussi profondes que le classement de nos sociétés selon la forme des Etats-nations. Elles auraient de leur côté la dimension de plus en plus « transnationale » de nos vies, nos relations sociales et nos perspectives, qui sont à présent largement au-delà de tout ce qui pourrait être limité en une seule politique nationale. De telles initiatives n’auraient pas nécessairement d’exigences politiques orientées vers les institutions officielles de la démocratie, mais elles mettraient plutôt en œuvre de nouvelles manières d’être Européen. La création de telles initiatives me paraît essentielle pour le développement d’une Europe alternative. 
 
Historiquement, la gauche européenne a été bâtie grâce à des initiatives telles que les coopératives, les clubs pour les ouvriers et les syndicats. Ce sont là certaines des façons dont les valeurs de solidarité, par exemple, ont été ancrées, protégées et promues dans notre corps social. Si nous souhaitons bâtir une gauche européenne, il est naïf de croire que cela peut ou va être fait en obtenant le pouvoir dans les institutions. Ce sera fait grâce à un processus d’une dizaine d’années à créer des institutions sociales alternatives. Détenir le pouvoir dans les institutions peut sembler souhaitable afin de faciliter ce processus social, mais il faudrait que ce soit le pouvoir au service du peuple à long terme, en quelque sorte, et non l’inverse.
 
Comme Bo Strath et beaucoup d’autres l’ont affirmé, le renforcement et la politisation du Parlement européen sont des éléments essentiels à la création d’une sphère publique européenne qui fonctionne et qui permette au système de commentaires entre les représentants et les représentés de fonctionner correctement. A ce jour, nous sommes dans une situation où les sphères publiques nationales en Europe renforcent la divergence nationale et la compétition, grâce à une boucle de rétroaction bien établie entre l’opinion publique nationale et les dirigeants nationaux, qui nous précipite vers des formes de populisme nationaliste. Un Parlement européen qui a trouvé sa place dans le système institutionnel européen interromprait cette boucle de rétroaction nationale, en introduisant une perspective européenne concentrée sur le bien commun européen. Mais un Parlement européen qui fonctionne dans ce sens ne peut être créé par décret. Ni ne peuvent être réellement créés des partis politiques transeuropéens, qui incarneraient une vision différente du bien commun européen, par les élites ou par des partis politiques nationaux en recomposition, sous forme de « groupes » au niveau européen : la création de partis politiques sera basée sur et émergera de la structuration des mouvements populaires dans la société européenne, à travers des initiatives sociales. Oublier cet ancrage dans le corps de la société, il me semble, fait partie de ce que beaucoup de personnes veulent dire lorsqu’elles disent que les partis politiques paraissent de plus en plus déconnectés de la vie de tous les jours et semblent représenter uniquement les hommes politiques professionnels ou des intérêts cachés. Les groupes politiques « européens » ne semblent qu’accentuer ce sentiment.
 
Il est également possible de résister la logique dominante grâce à des actions aussi simples et quotidiennes que la façon dont nous agissons avec les autres dans les milieux sociaux, les comportements que nous acceptons et ceux que nous condamnons, les blagues que nous répétons ou celles que nous refusons de répéter… Tout cela est bien connu et assez évident pour beaucoup d’entre nous d’après d’autres expériences : des batailles plus ou moins couronnées de succès ont été gagnées par des forces progressistes afin de changer les comportements sociaux lorsqu’il s’agit des relations entre les sexes, par exemple, ou des relations interraciales. Cette dimension de créer l’Europe, créer l’Europe aussi à travers les usages de son peuple, est presque totalement absente du débat public. C’est là, sans aucun doute, que nous sommes potentiellement plus forts, car une part significative de la population européenne est déjà révoltée, indignée en effet, par l’injustice sociale, la corruption, le manque de liberté des médias, les infractions aux droits fondamentaux etc., en Europe. Nous devons avoir le courage de dire que c’est au nom de l’Europe que nous trouvons la situation politique et sociale actuelle inacceptable. Alors, peut-être que nous sommes à un pas de dire que, au nom de l’Europe, la forme actuelle de l’Union européenne est inacceptable.
 
La dimension de mœurs, la dimension de « civilisation » comme l’a appelée Norbert Elias, est sans doute absente du débat public en Europe à cause de l’omniprésence du dogme selon lequel les institutions européennes ont été créées par les élites, souvent « en dépit » du peuple. Il règne le sentiment que cela est certainement probablement vrai, le sentiment que les « pères fondateurs » de l’Union européenne ont travaillé à créer la Communauté européenne du charbon et de l’acier souvent en dépit du sentiment populaire après la seconde guerre mondiale, qui était encore extrêmement récriminatrice en ce qui concerne les anciens ennemis. Cependant, les problèmes avec ce dogme sont que sa répétition et son internalisation renforcent la nature « verticale » de l’Union européenne et méprisent totalement les courants sous-jacents dans la société européenne, dans les mœurs et les coutumes liés à la façon dont les gens s’identifient les uns aux autres en Europe, qui ont rendu un tel projet possible socialement, même au lendemain de la plus grande catastrophe de la civilisation européenne. Si nous ignorons cet héritage de coutumes et de mœurs de l’humanisme européen, alors le seul moteur sociétal qui rend l’Union européenne en tant que projet possible  depuis 1945, est la promesse de (toujours plus de) richesse. Qu’un tel objectif soit bon ou pas, dans le contexte actuel de crise et de provincialisation de l’Europe, il n’est pas convaincant.
 
Une partie de la gauche est extrêmement réticente à l’idée de faire ou de promouvoir quoi que ce soit « au nom de l’Europe » ou d’avoir recours ou référence au passé culturel, littéraire et humaniste de l’Europe, car le nom « Europe » lui-même est entaché de colonialisme. L’apparition de formes de néo-colonialisme dans des pays connaissant des programmes d’austérité en Europe en ce moment renforce ce discours. Le discours et l’approche critique sont tous les deux justifiés et doivent être pris très au sérieux. Mais, pris séparément, ils sont insuffisants pour produire une forme de subjectivité politique qui soit à la fois ouverte aux propositions et oppositionnelle. Le côté propositif de ces idées est pour nous en Europe, je pense, inéluctablement européen : et s’il ne l’est pas, nos promesses de progrès existeront toujours ailleurs, même si chez nous, la justice sociale est abrogée.

Sur la table du philosophe Jan Patocka, au moment de sa mort en 1977, se trouvait un texte appelé « L’Europe après l’Europe. L’ère post-européenne et ses problèmes spirituels » dans lequel il expose une philosophie post-européenne pour l’Europe, basée sur la prise totale de responsabilité pour les préjudices et les crimes causés par les Européens et les inventions européennes. Outre les aspects spirituels de la pensée de Patocka qui demanderaient trop de place ici, il y a beaucoup à gagner à prendre au sérieux l’idée que l’Europe est inévitablement européenne et liée au passé historique et culturel de l’Europe. L’Europe sera constituée en allant constamment au-delà d’elle-même, des ses horreurs et des ses faiblesses. A ce titre, il s’agit d’un projet humble, qui ne peut pas être trop dogmatique dans ses opinions, qui ne peut pas être trop sûr de lui ou fermé au débat et au conflit. Il est lié à un processus de culture et d’éducation qui doit constamment se prémunir contre le risque de devenir de la domination. Dans le cadre de la crise européenne, l’Europe a tenté de se rendre trop stricte et fermée à ses faiblesses constatées en tant que système institutionnel, et ainsi, se tromper sur ses véritables forces (qui se trouvent dans son peuple et dans leurs compétences intellectuelles, émotionnelles, sociales et culturelles). « Refondation » est peut-être un terme trop fort pour l’Europe-après-l’Europe s’il s’agit d’un terme trop décisif ou « définitif », et il risque également de suggérer qu’une Europe alternative n’est pas déjà avec nous : nous pourrions parler au lieu de ressentir le besoin de provoquer une prise de conscience européenne continue.